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Éducation

L’embarras du choix ou l’éducation à la décision

Autonomie et liberté de choix apparaissent comme les deux piliers fondateurs de l’individu contemporain. Dès lors, l’enfant est poussé à se positionner comme quelqu’un d’autonome face aux choix multiples qu’on lui demande d’assumer. La capacité de choisir est-elle innée ou s’acquière-t-elle progressivement ? Qui sait ce qui est bon pour l’enfant : les parents, les professionnel·les, l’enfant lui-même ? Est-ce que ce qui est bon est désirable ? Questions en tensions !

Gérard Neyrand [1] constate que l’enfant est censé choisir son parcours scolaire, ses pratiques de loisirs, le rapport à son corps, ses relations familiales, amicales ou sociales.
Cela ne va pas sans difficultés, car il est ainsi pris dans des contradictions majeures :
– S’il ressent le poids des injonctions à intérioriser les normes et les règles sociales, celles-ci sont très diverses et difficiles à harmoniser. Or, l’enfant n’a pas la distance critique pour les harmoniser.
– Il n’est pas en mesure d’être complètement autonome du fait de son immaturité et il ne peut incorporer des normes de comportement complexe qui demandent une certaine maturité.

Daniel Marcelli [2] relève le paradoxe suivant : comment apprendre aux enfants la notion de liberté et du choix dans un cadre éducatif fait de contraintes.
La capacité de choisir s’acquiert progressivement et demande un accompagnement éducatif pour y parvenir. L’enfant doit être guidé par des questions, encouragé à expliquer les motifs de son choix, être informé sur les enjeux et les conséquences de ce qu’il choisit. Il y a donc une pédagogie de l’apprentissage du choix.

S’il n’y a pas d’accompagnement, dans certaines circonstances, laisser choisir c’est confronter l’enfant à l’angoisse de l’erreur.

La liberté de choisir peut avoir un poids très lourd, le sentiment de solitude doublé de l’angoisse de se tromper. Il est important de pouvoir s’appuyer dans son choix sur les idées des autres (les parents, les éducateurs·trices, etc.), sur ce qu’ils en pensent, ce qu’ils aiment ou n’aiment pas.
« Choisir implique aussi de renoncer. L’être humain ne peut s’engager dans un choix que s’il accepte de renoncer, au moins pour un temps, à ce qui n’a pas été choisi. Ce qui implique une part de frustration, celle d’un choix sans limite d’un désir sans fin… » [3]

Aujourd’hui, les enfants et plus encore les adolescent·es ne respectent plus les adultes pour la seule raison qu’il s’agit d’adultes. Les hiérarchies sociales essentialistes, liées au sexe, à la couleur de peau, à l’origine ethnique ou sociale ont perdu toute légitimité dans la société organisée autour de l’égalité entre les citoyen·nes quelles que soient leur origine, condition sociale, etc. « C’est en faisant l’expérience d’être respecté dans sa petitesse, son immaturité, son ignorance, sa vulnérabilité que cet enfant apprendra à respecter cet adulte en face de lui et, en grandissant, à respecter les plus faibles que lui. Respecter l’enfant ne consiste pas à le mettre en position de décideur exclusif des actions de sa vie quotidienne. …L’enfant ne sait ni spontanément ni systématiquement ce qui est utile, nécessaire et bon pour lui du seul fait qu’il est un enfant et serait compétent (en tout !) » [4]. Les adultes doivent aussi, quand l’enfant commence à exiger d’avoir le choix et de tout décider par lui-même, discerner ce qui est du registre du besoin, du désir ou du caprice (le caprice étant la conséquence chez l’enfant de n’avoir jamais été confronté de temps à autre à la souffrance d’un désir non satisfait). Il faut aussi être attentif à ne pas confondre l’autorité éducative avec le pouvoir sur l’enfant pour imposer sa décision ou avec la séduction (promesses, chantage affectif, etc.) qui est un autre instrument du pouvoir.

Selon Michel Vandenbroeck [5], l’idéologie du néolibéralisme promeut l’autonomie et la responsabilité de chaque individu pour son propre sort et sa quête du bonheur individuel. L’éducation est toujours en rapport avec une idée sur une société possible, une société juste, un monde dans lequel on peut imaginer des enfants devenant adultes et acteurs de leur avenir. Il s’agit du choix de ne pas uniquement se poser la question « qu’est-ce qui marche ? » mais également « que signifie marcher ? ».

Jean-Michel Bocquet [6] défend une société où l’enfant disposerait de son temps, pas forcément de manière rentable et éducative, mais où il pourrait apprendre à décider pour lui et pour la société, à pouvoir agir sur ce qui le concerne, et pas uniquement s’engager dans des institutions ou des organisations pensées pour lui. S’appuyant sur Jean Houssaye, il milite pour que les colonies de vacances françaises soient davantage un espace de loisir, de vivre ensemble, de socialisation, plutôt qu’un lieu complémentaire de l’école – les lieux d’accueil parascolaires ne sont pas des colonies de vacances, mais y ressemblent en cela qu’ils sont des temps de loisir et d’apprentissages non formels.

Jean-Michel Bocquet met en avant une pédagogie de la décision dont les idées fortes sont les suivantes :

– « Travailler avec » plutôt que « travailler pour » ou « sur », ce qui suppose que le ou la professionnel·le ne sait pas ce qui est bon pour l’enfant. Ce sont les enfants et les adultes qui décident de ce qui est bon pour le collectif. Les adultes doivent d’abord rencontrer les enfants avant de commencer à organiser. Il n’y a donc pas de planning au-delà des premiers jours, pas de thèmes, pas d’activités dominantes, pas de règles, etc.

– Décider de ce qui nous concerne plutôt que choisir ce que je veux faire. Il s’agit de passer de l’enfant acteur (c’est à dire mis en scène par les professionnel·les) à l’enfant auteur ou producteur (c’est à dire qui peut décider). Dans les pédagogies de la décision tout peut être décidé collectivement (sauf la loi), mais les enfants ne peuvent décider de tout.

Ils ont la possibilité de renvoyer aux adultes le fait que telle ou telle décision ne leur appartient pas ou ne le concerne pas. Ils ont la liberté de jouer librement, ou de ne rien faire.
Bref, les décisions sont collectives, elles concernent tout le monde, mais chacun et chacune peut s’organiser pour ses activités ou sa vie quotidienne dans l’organisation co-construite collectivement, dans l’institution démocratique qui a été pensée et mise en place.

– Le principe d’égalité : chacun est par principe l’égal de son voisin (qu’il soit enfant ou adulte), il n’y a pas celui qui sait ce qui est bon pour l’autre.

– L’attention portée au plus faible (care). Les professionnel·les se doivent d’être attentifs aux plus faibles, de prendre soin de chacun·e, réfléchir avec chacun·e sur les solutions lui permettant d’être à l’aise, d’encourager chacun à prendre soin de son voisin. Cette attention portée à l’autre fait que l’organisation et l’institution devient capable de s’adapter à chaque enfant.

Ce n’est jamais la personne qui pose problème, c’est la situation vécue qui pose problème. La solution au problème se trouve dans la capacité de chacun de pouvoir agir sur l’institution, sur l’organisation, pour que celle-ci prenne davantage soin de chacun·e.

– L’existence d’espace de parole libre, comme le « Quoi de neuf ? » des pédagogies institutionnelles qui permet de faire exister au sein de l’institution les situations qui se déroulent ailleurs ou les cahiers de râlage et de bonheur qui permettent d’écrire ce qui va, ce qui ne va pas ou ce qui fait plaisir.

C’est le principe d’une société inclusive où chacun·e quelle que soit sa situation, son sexe, son genre, son origine, sa couleur de peau, sa pauvreté, sa classe sociale, son âge, est l’égal de son voisin, où il n’y a pas de domination des uns sur les autres. S’y développent les conseils ou les réunions d’enfants, la libre circulation, les groupes d’âges différents, etc.

Philippe Meirieu [7] soutient que pour affronter des choix aux enjeux forts, il faut y avoir été préparé. C’est pourquoi il revient aux éducateurs et éducatrices – parents, enseignant·es, cadres éducatifs – de s’engager dans une authentique éducation à la décision dès l’enfance.
Pour y parvenir, il faut présenter à l’enfant, tout au long de son développement, des choix adaptés à son âge : ni des choix dérisoires et sans conséquences – le parfum du yoghourt ou la couleur du cahier –, ni des choix dont il est incapable de mesurer les enjeux – l’heure de son coucher à 5 ans !
« Entre choix insignifiants et choix impossibles, il existe des « choix stratégiques » auxquels faire réfléchir l’enfant. Un choix entre deux activités de loisir, deux livres, deux programmes de télévision, deux recettes de cuisine, deux itinéraires de balade, etc. Un choix qui nécessitera de s’interroger et de s’informer, d’examiner les différentes options et de reconsidérer sa décision en fonction des résultats » [8].

« L’embarras du choix, c’est l’angoisse » disait Romain Gary. Pourquoi cette citation ? Parce qu’il y a un moment où il faut choisir.

 

 

[1] Neyrand, G. (2013), L’enfant hypermoderne. Renouvellement des normes et mutation des repères, Psychomédia, 43, 2013, p.22-25

[2] Marcelli, D. Périer, A. (2023), Trop de choix bouleverse l’éducation, Paris :Odile Jacob

[3] Idem, p.39

[4] Idem, p.76

[5] Vandenbroeck, M. (2024). Mille et un bébés, no 189 : Être parent dans notre monde néolibéral,  Toulouse, Érès

[6] Bocquet, J.-M. (s.d.), Qu’est-ce que la pédagogie de la décision ?, disponible en ligne :  http://www.meirieu.com/ECHANGES/BOCQUET_PEDAGOGIE_DE_LA_DECISION.pdf

[7] Meirieu, P. (2019), Orientation : Pour une éducation aux choix, In : L’Ecole des parents, 630, pp. 20-21

[8] Idem