Para veut dire à la fois « à côté » et « contre ». Le parascolaire, ce n’est pas juste ce qui est à côté du scolaire, à la marge. C’est aussi, de plein droit, un espace et un temps où on peut fonctionner contre certaines manières de gouverner l’existence des enfants [1]. Pas pour défaire ce qui est fait ailleurs, mais pour le complémenter. Les APEMS et UAPE ont un rôle de premier plan à jouer autour de la pratique de la lecture, trop souvent limitée à la famille ou à l’école. Voici quelques pistes allant dans ce sens.
Pour les personnes travaillant en accueil parascolaire, l’article le plus riche et inspirant du dossier de la revue Éducateur est celui de Bernard Friot [2] : ce dernier propose de commencer par « redonner la parole » aux enfants, pour mieux comprendre le rapport qu’ont ces derniers aux livres et à la lecture. C’est essentiel : on ne va pas interagir de la même manière avec autrui selon qui on a en face de soi, quelqu’un qui lit déjà activement, ou plutôt quelqu’un qui voit les livres avec méfiance, parfois même dégoût. Ce n’est qu’en partant du monde des enfants que l’on peut les aider à amplifier leur rapport à la lecture et aux livres, et non pas en appliquant des recettes « par le haut », depuis une position d’adulte.
Friot souligne d’abord l’importance des modèles : pour un enfant, avoir dans son entourage une personne (plus âgée) qui lit, peut être un puissant moteur pour attiser la curiosité, s’emparer de livres, s’essayer à les apprivoiser… Un nombre très important de petites sœurs et petits frères s’éduquent au rapport au livre en vivant aux côtés de leur grande sœur ou de leur grand frère. On lit toujours dans un environnement où d’autres personnes, avant ou en même temps que nous, lisent.
Ensuite, un autre élément essentiel : tout ce qui se lit peut être enrichissant !
Il s’agit de prendre garde à ne pas condamner les livres de peu de légitimité culturelle : il existe encore bien trop d’adultes qui voient d’un mauvais œil que des enfants lisent des BDs, ou pire, des mangas!
Symptôme de cet état de fait, un adolescent de 14 ans qui déclare : « Je ne lis pas, je ne lis que des mangas ». Il est bien triste que cette jeune personne ait incorporé le rejet des mangas hors des frontières de la « bonne culture », au point de dire lui-même que lire un manga, ce n’est pas vraiment lire.
Une bande dessinée, un manga, peuvent non seulement être de véritables œuvres d’art (pensons par exemple à Nausicaä de la Vallée du Vent, de Hayao Miyazaki), mais permettent également une approche de la lecture et du développement de l’histoire par un entremêlement d’images et de textes, ce qui aide à fixer l’attention et à s’absorber dans l’œuvre. Il nous semble aberrant de faire petit à petit disparaître les images de la littérature « sérieuse », défendue par les institutions familiale et scolaire. Une culture, même si elle est considérée comme une sous-culture, reste une culture et elle porte et nourrit les personnes qui s’en réclament. Une preuve avec la musique metal, qui était largement stigmatisée dans les années 80, et qui petit à petit en est venue à être reconnue comme une culture légitime, loin des procès en anarchisme ou en satanisme qu’on lui faisait naguère. Aussi bien, la culture manga acquiert, peu à peu, ses lettres de noblesse, et c’est tant mieux.
Et que dire alors du rapport entre lecture et écrans, une autre hantise des professionnel·les de l’éducation ? Friot évoque une pratique de lecture à l’écran, les « chroniques », dont le public est principalement constitué d’adolescentes, et qui sont diffusées gratuitement, notamment sur la plateforme TikTok. Ces formats sont intéressants car ils évitent l’effet d’intimidation que peut générer un roman de plusieurs centaines de pages, sans compter que le smartphone est un objet plus valorisant socialement, chez les adolescent·es, que le livre papier. En faisant défiler le texte sur l’écran, sans s’en apercevoir, on finit par lire des quantités astronomiques d’histoires.
Comme le résume bien Friot, « il ne sert à rien de survaloriser l’objet livre et de mépriser les autres supports de lecture ou de transmission de textes ». Cela ne fait que ségréguer encore davantage les niveaux culturels en renforçant l’idée d’une haute culture, gardée par les adultes tenants des institutions éducatives, et une basse culture, que les enfants embrasseraient parce qu’ils sont encore trop imparfaitement éduqués pour s’approprier la culture haute.
Allons encore un pas plus loin : tous les enfants ne sont pas égaux devant les livres, tant s’en faut ! En effet, le livre, aux côtés des compétences rédactionnelles et langagières des membres de notre société, compte parmi les éléments les plus valorisés par notre culture, et il permet dès lors de se valoriser en tant qu’individu au sein de la société : plus on maîtrise les outils langagiers, plus on accumule ce que Pierre Bourdieu appelle du « capital », ce qui nous permet d’acquérir en même temps une position plus haute au sein du monde social.
On observe une forte corrélation entre la classe sociale des parents et le rapport aux livres des enfants.
Les parents des classes moyennes et supérieures ont souvent une formation universitaire ou du moins supérieure, et transmettent à leurs enfants une grande partie du bagage accumulé. Les parents des classes populaires, même s’ils ne sont pas allophones, sont plus éloignés du domaine de l’écrit, et ont plus de peine à transmettre ce genre de bagage. Les enfants comprennent très tôt dans leur vie quelle place la société tend à leur assigner [3], notamment via les évaluations à l’école, et ils apprennent à se sentir « moins » que les autres lorsqu’ils ne s’approprient pas aussi aisément que d’autres les objets que sont les livres.
Tout cela renforce l’idée que pour rendre les livres accessibles à tous les enfants, en plus de valoriser les pratiques de lecture moins légitimes (mangas, chroniques…), il faut prendre garde à ne pas survaloriser les compétences manifestées par les enfants les plus privilégiés, et se demander comment on peut se mettre à hauteur des autres enfants pour qui la lecture n’est pas une « seconde nature ».
Pour réaliser cela, il n’y a pas trente-six recettes, mais il y en a deux qui ne peuvent que faire du bien : soigner l’aménagement de l’environnement dans lequel évoluent les enfants, et soigner la relation qu’entretiennent les adultes avec les mondes des enfants.
Quand on travaille en APEMS ou en UAPE : pourquoi ne pas présenter aux enfants nos propres livres préférés, que ce soient des mangas, des romans, des BDs, peu importe ! Ou lire des livres aux enfants ? Ce n’est pas parce qu’ils savent lire qu’ils ne peuvent plus profiter de la lecture à voix haute tant pratiquée dans les crèches.
Il faut profiter du fait qu’en structure parascolaire, contrairement à ce que le plan d’étude scolaire impose en classe, on peut lire pour se faire plaisir et uniquement pour se faire plaisir, sans aucun enjeu en termes de performances et d’apprentissages. En fait, un très grand nombre d’enfants pourraient se mettre à aimer lire grâce aux UAPE et APEMS, alors que ces mêmes enfants sont souvent rebutés par ce que la lecture signifie dans les deux institutions qui les gouvernent : la famille et l’école.
Qui n’a pas déjà observé avec plaisir une bonne poignée d’enfants confortablement installés dans des immenses coussins qui forment une sorte de « zone de canapé » de plusieurs mètres carrés, et ce qu’ils ont dans les mains, en général, ce sont des bandes dessinées ou des albums illustrés ? À ce moment-là, on peut se dire que pour ces enfants, c’est une véritable bouffée de « liberté culturelle », après l’école, d’avoir la possibilité de se délecter de ces grands formats qui déploient des imaginaires et des mondes esthétiques fascinants. Mieux encore, en voyant des copines ou des copains qui lisent de leur propre gré dans la zone canapé, il est certain que cela peut encourager les enfants moins lecteurs à mettre le pied à l’étrier.
Il y a aussi les projets à l’initiative des enfants eux-mêmes : réaliser un livre ou une BD en mettant en commun des ressources diverses en création de scénarios, en écriture, en dessin, en bricolage, cela peut être une aventure incroyable. À condition que l’adulte encadrant l’activité ne soit pas là pour « évaluer » l’œuvre ainsi construite, mais uniquement pour soutenir l’effort créatif des enfants selon leurs besoins.
Enfin, pour reprendre un élément souligné par Friot : la responsabilité des personnes travaillant en APEMS et en UAPE doit aussi aller dans le sens d’un soin aux mondes des enfants issus de la migration, dont la culture d’origine peut parfois être très éloignée de la production culturelle que nous proposons aux enfants en Suisse romande : avec ou pour un enfant arrivé il y a peu en Suisse, on peut chercher et investir des livres qui permettent de faire un lien avec sa culture d’origine. On peut aussi apprivoiser ensemble à la fois cette culture d’origine et une langue inconnue de nous, via des livres bilingues comme il en existe à profusion aujourd’hui.
C’est faire des ponts entre des cultures parfois très éloignées qui compte. Par « cultures éloignées », nous entendons aussi, voire surtout, le fossé qui existe entre les mondes des adultes et ceux des enfants. Ces derniers ne demandent, en général, pas mieux que de participer à la société, mais on ne peut pas les gouverner comme une population subordonnée, leur droit au respect dont parlait Korczak [4] il y a cent ans s’applique toujours.
On peut forcer les enfants à lire mais on ne pourra jamais forcer qui que ce soit à aimer lire. Ce que l’on peut faire, c’est soigner les environnements dans lesquels évoluent les enfants pour que le rapport à la lecture et aux livres y soit vivant, organique.
Cela ne veut pas seulement dire qu’il faut qu’il y ait des livres dans ces environnements. Cela ne veut pas dire qu’il faut que des adultes disent aux enfants à quel point c’est super de lire. Il faut bien davantage : il faut que les adultes eux-mêmes lisent et communiquent leurs passions autour d’œuvres (tant mieux si c’est des mangas !), que les adultes écoutent les enfants leur parler de livres ou de mangas ou de chroniques, et puis aussi, bien sûr, il faut laisser les enfants tranquilles dans leur coin canapé ! Quand des humains rayonnent de ce que les livres leur apportent, leurs congénères ont une bonne probabilité d’être contaminés par le virus.
Pensez à emprunter les sacs à histoires et les sacs à bandes dessinées à la médiathèque du CREDE.
Pour aller plus loin :
Revue L’Animation, N°232 (Octobre 2022) : « Des livres, oui, mais lesquels? »
Revue L’Animation, N°246 (Juillet/Août 2024) : Dossier « 12 activités pour entrer dans le livre »
Tamaillon, S. & Horviller, P. (2024), Les Enfants d’abord. Janusz Korczak, une vie au service de la pédagogie et des droits de l’enfant. Steinkis.
Bibliographie :
[1] Voir le concept très éclairant de « tiers lieu éducatif » : Coq, G. (1995), Tiers lieu éducatif et accompagnement scolaire. In : Écarts d’identité, no 74, pp. 6-8.
[2] Éducateur, no 1 (19 janvier 2024) : Semaine romande de la lecture : des mots à croquer
[1] Voir Lignier, W. & Pagis, J. (2017), L’enfance de l’ordre : comment les enfants perçoivent le monde social. Seuil.
[4] Et pour les adultes férus de BD, nous recommandons la bande dessinée Tamaillon, S. & Horviller, P. (2024), Les Enfants d’abord. Janusz Korczak, une vie au service de la pédagogie et des droits de l’enfant. Steinkis.