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Compétences professionnelles

La documentation pédagogique : un outil pour écouter les enfants

De Dominique Golay, Lina Margarita Romano et Annelyse Spack
Nous devons écouter les enfants et les traiter comme des interlocuteurs à part entière, afin qu’ils puissent participer pleinement à la vie sociale et politique. Tout cela fait consensus… dans les discours des adultes !
En effet, l’art et la manière d’écouter les enfants, et de documenter leurs voix à des fins éthiques, professionnelles et politiques un tant soit peu exigeantes demandent des compétences solides. Professionnel·les du parascolaire : la pratique de la documentation pédagogique est une nécessité et, bonne nouvelle, elle est à votre portée. Lisez plutôt !

Dans l’excellent article de Golay, Spack et Romano que nous vous présentons dans cet article, on pose clairement les choses :

Donner une voix aux enfants peut avoir « une portée professionnelle et politique permettant d’amorcer des changements et potentiellement d’améliorer le vivre ensemble et le bien-être de toutes et tous. »

Mais n’allons pas trop vite : pour commencer, quand on est professionnel·le dans un lieu d’accueil parascolaire, de quels outils dispose-t-on pour recueillir et documenter les paroles des enfants ? Parmi ces outils, la pratique de la documentation pédagogique vous a probablement tout de suite sauté à l’esprit. Néanmoins, cette pratique fait régulièrement l’objet de certaines confusions. Commençons donc par préciser de quoi l’on parle.

La documentation pédagogique ne se limite pas à l’observation des enfants. Elle désigne deux choses distinctes mais inséparables l’une de l’autre :

Comme contenu, elle correspond aux matériaux qui enregistrent les manières dont la vie en institution d’accueil a cours, à tous les niveaux de fonctionnement et de relations possibles (et non pas seulement ce qui relève de la classique « observation de l’enfant ») : il peut s’agir de notes manuscrites, d’enregistrements audio ou vidéo, de photographies, de productions enfantines… « Ces matériaux rendent concret et visible (ou audible) le travail pédagogique et sont, en tant que tels, un ingrédient important du processus de documentation. » (Dahlberg et al., 1999, p. 234)

Comme processus, elle correspond à « l’utilisation de ces matériaux comme moyen de réflexion sur le travail pédagogique » (idem), cette réflexion pouvant être menée seul·e, en équipe mais aussi en lien avec les enfants eux-mêmes, les familles, voire les politiques ; en bref, il s’agit d’un processus démocratique de réflexion sur la vie en structure d’accueil et sur les éventuels besoins de transformations, d’améliorations que cette réflexion permet de mettre en lumière.

Un trio d’autrices composé de deux professeures de la HETSL (Dominique Golay et Annelyse Spack) et d’une directrice d’APEMS (Lina Romano) a écrit pour La Revue [petite] enfance un article important de par la force et la portée des outils de documentation pédagogique qu’elles y présentent. La méthodologie qu’elles mettent en avant est à la fois rigoureuse et accessible à toute personne ou équipe travaillant dans le secteur parascolaire.

Cette méthodologie a pour but de recueillir les paroles d’enfants afin que ces derniers puissent participer à l’élaboration d’un cadre d’accueil démocratique : leur parole compte, et les professionnel·les ont la mission de prendre en compte cette parole.

Pour ce faire, elles et ils doivent endosser le rôle de « praticien·nes chercheur·euses ». En effet, la distinction qu’on continue souvent de faire entre théorie et pratique (la théorie c’est pour les intellos !), entre réflexivité et terrain, est absurde et devrait être abandonnée une fois pour toutes : toute pratique suppose de la réflexivité et de la théorie, et la réflexivité n’a de sens que si elle s’appuie sur une pratique. Réfléchir et pratiquer sont deux faces d’une même pièce. Or, la pratique et la recherche se rencontrent dans l’exercice de la documentation pédagogique qu’effectuent les « praticien·nes chercheur·euses » que vous êtes ou que vous deviendrez sous peu.

Voyons donc d’un peu plus près de quoi il retourne.

La méthodologie proposée par Golay, Spack et Romano est inspirée de l’approche « mosaïque » ; cette dernière « considère que les enfants sont des expert·es de leur vie et veut soutenir leur participation et leur expression par l’usage d’outils adaptés ». Il s’agit de prendre en considération leur perspective sur un thème donné qui les concerne directement.

L’approche mosaïque s’appuie sur une « pédagogie de l’écoute » inspirée des perspectives théoriques de Reggio Emilia [1]. Elle se caractérise par les 6 dimensions suivantes :
–        Le recours à des méthodes multiples dans le but de reconnaître la diversité des « voix » ou des langages des enfants ;
–        La participation des enfants, considérés comme des acteurs et des experts de leur vie, à la démarche ;
–        La réflexivité, soutenue par l’inclusion des enfants, des parents et des professionnel·les dans le partage de significations et l’interprétation des données ;
–        L’adaptabilité du processus au contexte institutionnel ;
–        La centration de la recherche et de la réflexion sur les expériences vécues par les enfants ;
–        L’ancrage de la démarche dans la pratique.

Dans l’approche « mosaïque », une multitude de méthodes existent pour réaliser cette pédagogie de l’écoute. Voici celles qu’ont employées Golay, Spack et Romano pour mener leur propre recherche en APEMS.

La visite guidée : un appareil photo numérique est mis à la disposition des enfants afin que ces derniers puissent rendre compte par l’image de la manière dont ils vivent en APEMS. Les enfants peuvent réaliser leur série de photos en petits groupes, ce qui permet une concertation pour décider conjointement de ce qu’il faut capter dans ces lieux, puis ils commentent les photos à l’intention des chercheur·euses. On observe que les enfants se « décentrent » régulièrement au cours de la visite guidée, se mettant à la place des adultes qui effectuent la recherche et ne connaissent pas les lieux. Parfois, les consignes sont contournées par les enfants, et ces derniers finissent plutôt par présenter une vidéo d’une chorégraphie répétée en groupe à l’APEMS. Cela constitue une autre manière d’exprimer ce qui se vit dans le parascolaire, et ce qui compte pour les enfants : ici, une activité créatrice engageant de manière intense les corps dans l’espace.

Les photos « polaroïd » : les photos peuvent être pensées comme des « voix visuelles ». On parle de notre monde autrement que par des mots, en cadrant et en enregistrant sur support photo un morceau de ce monde. Qui plus est, la photo « polaroïd » a ceci d’intéressant qu’elle dépasse le format numérique constituant désormais la norme : après le déclenchement de l’appareil, un véritable « développement » de la photo se fait en quelques instants, fournissant aux enfants un support physique concret sur lequel construire du sens et des mots. Il faut noter également un autre fait important : une méthodologie de ce type constitue une stratégie efficace pour faciliter et soutenir l’expression de populations pour qui parler la langue légitime (dans nos contrées : le français) ne coule pas de source. Les photos prises par les enfants constituent un socle concret sur lequel ils peuvent appuyer leurs discours, expliquer le choix des photos prises, etc. ; un échange uniquement verbal avec des praticien·nes chercheur·euses entraverait cette possibilité, ce d’autant que l’asymétrie adulte/enfant en termes de pouvoir et de statut peut être vécue comme un frein important à l’expression.

Entretiens individuels et collectifs :  Sur la base d’une sélection de photos opérée par les enfants eux-mêmes, des entretiens permettent de mieux recueillir le sens que donnent les enfants à leur production d’images, le médium de l’image étant, comme on l’a dit, un bon moyen de dépasser certaines inhibitions nées de l’inégale répartition des ressources entre enfants ainsi que des asymétries fondamentales existant entre enfants et adultes. Le choix laissé aux enfants entre entretiens individuels ou collectifs permet en outre de favoriser l’expression de leurs voix : c’est pour le dispositif qui les met le plus à l’aise qu’ils vont naturellement opter. Dans cette étude, l’axe de réflexion consiste en la façon dont les enfants se représentent et vivent les espaces parascolaires. C’est ainsi qu’un grand nombre d’entretiens ont tourné autour des améliorations potentielles que les enfants pourraient souhaiter voir se réaliser dans leur structure d’accueil. En particulier, des améliorations dans le sens d’un meilleur vivre-ensemble. Un des points sensibles s’avère, ici comme ailleurs, la perception et la gestion du bruit, et la recherche d’espaces-ressources où être plus au calme.

A travers les méthodes de cette approche « mosaïque », ce qui est central, c’est la réflexivité des enfants comme celle des adultes, bien sûr, mais surtout la mise en relation entre les deux, « la manière dont adultes et enfants parviennent à procéder à un partage de significations et à construire des connaissances intégrant les perspectives enfantines et adultes ».

Dans le cas de cette recherche, les praticien·nes chercheur·euses provenaient pour la plupart du domaine de la recherche (Haute École Sociale), néanmoins les outils proposés par les autrices sont aisément appropriables par les professionnel·les des structures d’accueil parascolaire, et il est hautement souhaitable que les professionnel·les du parascolaire endossent davantage à l’avenir ce rôle de praticien·nes chercheur·euses.

En effet, l’intérêt de la démarche est multiple : elle s’adapte facilement au contexte particulier de chaque structure d’accueil, participe à la reconnaissance des enfants comme des interlocuteurs dans le façonnage de la vie en structure parascolaire, mais encore à la professionnalisation des équipes éducatives par le biais d’ « une formation en continu où enfants et adultes contribuent ensemble à la construction et au renouvellement des connaissances » ; des professionnel·les qui font de la recherche sur leur lieu de travail gagnent en puissance, non seulement sur ce lieu de travail mais au sein d’une société que nous voudrions profondément démocratique : en effet, les résultats d’un travail de documentation pédagogique, quel qu’il soit, peuvent être relayés à d’autres échelons politiques : en visibilisant les voix des enfants, la nature et les défis de la vie en structure d’accueil, on porte les intérêts de populations subordonnées et généralement peu écoutées : nous parlons là autant des enfants que des professionnel·les du parascolaire.

 

Bibliographie :

Dahlberg, G., Moss, P. & Pence, A. (1999), Au-delà de la qualité dans l’accueil et l’éducation de la petite enfance. Les langages de l’évaluation, Érès.

Golay, D., Spack, A. & Romano, L. M. (2025), Donner la parole aux enfants sur les espaces de l’APEMS : une démarche méthodologique et pédagogique, In :  Revue [petite] enfance, N°147

 

[1] Approche fondée par Loris Malaguzzi dans les années 60, dans la ville italienne de Reggio Emilia. Au cœur de cette approche se trouvent une vision de l’enfant comme un être compétent, des espaces d’accueil perçus comme « 3ème éducateur » et une intégration forte des familles et des citoyennes et citoyens à la vie de l’institution d’accueil.