Dans ce court mais intense essai, Leila Benoit [1] définit ainsi l’infantisme : un ensemble de préjugés, de stéréotypes envers les enfants fondé sur la croyance que ces derniers appartiennent aux adultes et qu’ils peuvent (voire qu’ils doivent) être contrôlés, asservis ou supprimés pour servir les besoins de ces mêmes adultes.
Nous sommes quotidiennement acteurs, actrices et témoins d’infantisme, mais les manifestations de ce phénomène discriminant passent encore inaperçues, comme le furent les effets du racisme, du sexisme, de l’antisémitisme, etc. quand l’existence de ces réalités précédait le mot qui les désignait. Toute discrimination se fonde sur des préjugés et des stéréotypes. Pour lutter contre eux, il faut commencer par les identifier et les nommer.
Les préjugés négatifs envers les enfants existent, mais sont si fortement ancrés dans notre culture que nous n’en n’avons même pas conscience.
Exemple : en 2023, une pratique infantiste consiste à punir les enfants en les soumettant à l’isolement. Le « time out », équivalent en français au « va dans ta chambre ou va réfléchir tout seul ailleurs » séduit tant les parents et les médias qu’il a fallu un collectif de 280 chercheurs, chercheuses et professionnel·les de l’enfance pour rappeler qu’une éducation répressive est défavorable au développement de l’enfant. Malheureusement, les polémiques n’abordent pas le fond du problème. Nous ne questionnons pas ce qui nous amène, en tant que société, à vouloir dominer les enfants. Quelles motivations profondes nous poussent à les considérer comme des êtres inférieurs et incomplets ? Pourquoi les adultes refusent-ils aux enfants d’avoir une voix dans les décisions de leur famille, de leur commune ou de leur pays ?
La problématique touche aux dimensions intime, collective, sociale et systémique.
Concernant l’intime, Elisabeth Young-Bruehl [2] estime que les enfants dans leur ensemble font les frais d’attitudes dégradantes à leur encontre. Les fantasmes [3], les préjugés et les angoisses des adultes sont alimentés par les expériences qu’ils ont eux-mêmes vécues lorsqu’ils étaient enfants. Les discriminations que l’adulte a subies quand il était très jeune l’amènent à associer l’enfance à un vécu de honte, d’humiliation et à chercher, autant que possible, à s’en distancier. Il n’éprouve donc pas d’empathie pour cet enfant qu’il a été et qui a subi en son temps de l’injustice. Il aura par conséquent de la difficulté à en éprouver pour d’autres.
L’auteure identifie 3 formes d’infantisme.
– L’infantisme narcissique. Les adultes considèrent les enfants comme un pouvoir menaçant parce qu’ils représentent l’avenir et qu’ils leur succéderont. La préoccupation narcissique renvoie à la peur de décliner, de vieillir, de s’affaiblir et d’être supplanté par plus jeune, plus fort ou plus beau. Pour s’en prémunir, l’adulte contrôle la formation de l’identité des enfants en façonnant des êtres dociles et conformes aux rôles prescrits. L’enfant deviendra un successeur, une extension de son prédécesseur, empêché d’agir à sa guise. Sa créativité et son droit à expérimenter sont niés. Toute remise en cause de l’ordre établi sera qualifiée de pathologique. Dans notre quotidien, cet infantisme se manifeste soit par des critiques généralistes négatives : « à l’heure actuelle, les enfants sont agités, insolents, paresseux, trop ceci ou trop cela », soit par des commentaires positifs et élogieux. Il est alors plus difficile de le repérer dans la fierté de l’adulte qui vante son enfant qui est comme il souhaite qu’il soit « un vrai petit gars, une rebelle comme moi ». L’adulte méprise l’enfant non conforme.
– L’infantisme hystérique. L’adulte considère les enfants comme des ressources à manipuler, à exploiter. Dans le cadre familial, il peut s’agir d’une inversion des rôles, les enfants agissent comme des adultes et s’occupent de leurs parents. Dans notre société, c’est attendre que la génération suivante règle seule la crise climatique, sans en prendre part. C’est aux enfants de réparer les dégâts occasionnés par les adultes.
– L’infantisme obsessionnel. Il est fondé sur l’idée que les enfants seraient des parasites, d’égoïstes consommateurs de ressources. Les stéréotypes visant les adolescent·es, caricaturé·es en tyrans voraces, paresseux et nombrilistes en sont le fondement.
Ces pratiques sont soutenues par des normes culturelles et remplissent une fonction collective. Il est essentiel de reconnaître le rôle que nous jouons dans les rapports de force entre différents groupes sociaux, notamment entre celui des adultes et celui, souvent dominé, des enfants et des jeunes.
Dans une relation horizontale, il ne s’agit pas de flatter l’autre, mais d’instaurer un véritable dialogue.
Reconnaître l’infantisme, c’est mettre à mal une croyance centrale de notre société, celle de l’amour infini envers nos enfants. Or, ce n’est pas le cas socialement.
Il est aussi nécessaire d’utiliser une perspective sociologique pour connaitre ce qui se cache derrière un apparent mal-être et une souffrance individuelle. Cette démarche évite de tout individualiser, de tout psychologiser et permet de proposer des solutions à la même échelle que les problèmes à résoudre.
Laelia Benoit analyse notamment les discours infantistes produits par des adultes à l’encontre des mouvements de lutte contre le dérèglement climatique portés par des enfants et des jeunes. Les activistes seraient bruyants et perturbateurs. La presse déplore qu’ils soient adultifiés, contraints d’assumer des responsabilités (planifier leur avenir) qui appartiennent généralement aux adultes. Ou il faut les prendre en pitié, les considérer comme des êtres passifs qu’il s’agirait de plaindre sans pour autant leur accorder un droit d’action pour préserver leur avenir et un environnement habitable. Existe aussi le discours idéaliste et élogieux qui présente ces jeunes en sauveurs admirables tout en disculpant les adultes de prendre part à l’effort commun. On plaint les jeunes, ils souffrent d’éco-anxiété.
Force est de constater que l’éco-anxiété n’est pas un problème individuel mais social, qu’elle n’est pas déclenchée par le dérèglement climatique, mais par l’inaction générale – de la génération au pouvoir et la population – en dépit de l’urgence. Elle est suscitée et entretenue chez les enfants et les jeunes par le sentiment d’impuissance de ces derniers à influer sur une société qui agit contre leurs intérêts. Leur point de vue n’est pas pris en compte. Les priorités ne sont pas pensées pour eux ou le sont sans eux. D’après des études portant sur des discriminations similaires, ce sont le partage d’expériences ainsi que des actions collectives qui leur permettraient d’aller mieux et de faire changer les règles d’un système qui les opprime. Malheureusement, les décideurs et décideuses sont souvent éloigné·es du champ de l’enfance et détaché·es de leur enfant intérieur, ce souvenir vivant et actif de l’enfant qu’ils et elles ont été.
Réprimer les émotions, pilier de notre culture éducative, conduit à l’indifférence, à l’anesthésie et à l’inaction. Tout l’inverse d’une pleine participation citoyenne !
[1] Benoit, L. (2023), Infantisme, Paris : Éditions du Seuil
[2] Young-Bruehl, E. (2012), citée dans Benoit, L. (2023), Infantisme, p.13
[3] Les fantasmes sont des représentations imaginaires permettant de satisfaire symboliquement des désirs qui ne peuvent être réalisés dans la réalité. Ils agissent comme un exutoire pour les tensions psychiques, offrant une forme de compensation pour les frustrations vécues.