Dans une approche très documentée, Gérard Neyrand [1] trace l’histoire et le développement progressif de la pensée positive. Il analyse les impacts et les dérives d’une vision fonctionnaliste, comportementaliste et biologisante de l’humain.
Dans l’esprit de la pensée positive, l’épanouissement personnel passerait par la recherche du bonheur, terme qui ne peut pas être défini tant il recouvre de définitions différentes selon qui s’en empare. Qu’à cela ne tienne, les défenseurs de cette pensée avancent que le bien-être viendrait de la représentation qu’on se fait de sa situation et non des rapports sociaux qu’on entretient avec les autres et dans lesquels on est forcément pris. Accéder au bonheur va donc se résumer à avoir une vision positive de la vie et, par conséquent, à ne pas remettre en question le système économique néolibéral en place et à ne pas troubler l’ordre établi.
La pensée positive conçoit l’individu comme quelqu’un d’autonome et d’autodéterminé. Elle masque ainsi ce qu’on nomme les déterminants sociaux, soit l’origine sociale, économique, culturelle, etc. Elle se donne comme objectif de mettre en œuvre un travail sur soi visant à transformer les représentations insatisfaisantes que l’on a de sa situation sociale en y portant un jugement positif. Le principe en est qu’il faut se satisfaire de ce que l’on a et trouver les éléments pour produire une vision positive de ses actes et de sa situation. Serait-ce la recette du bonheur en somme. Un bonheur inscrit dans une société de consommation qui fait miroiter qu’être heureux, c’est pouvoir consommer.
Aujourd’hui, le développement personnel est devenu l’idéologie justifiant le souci de soi comme référentiel des sociétés démocratico-consuméristes. Ceci se fait au détriment d’une appréhension critique des fonctionnements sociaux indexés à l’économie avec l’illusion d’un bonheur à portée de main tel que fait miroiter la publicité. Être heureux, se réaliser, s’épanouir sans s’inquiéter de ce double déni, celui de l’injustice du monde et celui de l’inégalité de la répartition des ressources pour parvenir à ce bonheur. Il convient de ne retenir du spectacle du monde que ce qui peut nous donner un sentiment de bien-être, les guerres et les catastrophes perdant leur impact traumatisant dans l’œil des spectateurs et spectatrices devant leur écran. L’individu doit se déclarer heureux en cherchant en lui-même les ressources pour répondre aux contradictions sociales et économiques de la société. Il est censé se désintéresser de critiquer un système qui rend les pauvres responsables de leur pauvreté et empêche un véritable épanouissement personnel dans un monde qui ne le permet pas !
Sur fond idéologique promouvant l’individualisme consumériste et la pensée positive, la gestion politique néolibérale tend aussi à déréguler l’accueil de l’enfance, l’éducatif, le soin psychique et le social, renvoyant ces domaines au secteur privé, lucratif. Dans un même mouvement,
…de plus en plus de personnel non qualifié est embauché face à la pénurie de vocation, pour un métier dont l’importance est inversement proportionnelle à sa rémunération et à sa reconnaissance… [2]
Dans un autre registre, la croyance dans l’origine génétique des différences de talents des individus légitime les discours méritocratiques et les inégalités sociales. C’est une fiction très commode pour justifier les inégalités d’accès au pouvoir en identifiant les problèmes au sein des individus et non pas au sein des structures. La dépendance aux autres est d’ailleurs conçue comme source de vulnérabilité et comme obstacle à l’accomplissement personnel.
Or, selon Robert Castel [3], « une société est un ensemble de services que ses membres se rendent réciproquement. Il en résulte que chacun a des dettes à l’égard de tous… ».
Beaucoup n’ont plus conscience de cette dette (surtout ceux et celles que la société a mal accueilli) et refusent les limites sociales imposées et toute autorité, notamment éducative. C’est l’avènement des hypernarcissiques ingouvernables [4].
Issue de la pensée positive, la psychologie positive postule que l’être humain est fondamentalement bon et qu’il s’agit de lui permettre d’exprimer toutes les potentialités qu’il a en lui. Cette approche inspire aussi bien l’éducation, la pédagogie, la discipline que la parentalité. L’éducation positive s’appuie sur la scientificité supposée de la psychologie positive. Elle met l’accent sur les forces individuelles et la motivation personnelle pour promouvoir l’apprentissage. La réalisation de soi devient l’objectif principal et surveiller sa vie comme s’il s’agissait d’une véritable entreprise, un programme.
En découle un regard sur l’éducation qui nie complètement le caractère collectif de la socialisation des enfants en sur-responsabilisant les parents et en mettant de côté la nécessité de mieux formaliser la coéducation.
C’est très dommage et dommageable car aujourd’hui, les parents, les enseignants et enseignantes, les éducateurs et éducatrices, les adultes en général, apparaissent comme n’étant plus légitimes pour être écoutés et suivis dans leur volonté d’éducation. Question délicate car certaines méthodes éducatives sont bel et bien contestées et révolues, mais il est aussi demandé aux adultes professionnels d’être seulement accompagnateur·trices de l’enfant plutôt que leur éducateur·trices, oubliant la nécessité de l’interdit en tant que cadre et repère pour l’enfant.
Les excès et les dérives de l’éducation positive s’appuient sur une conception de l’enfant qui serait un être raisonnable, capable d’identifier ce qui est bon pour lui au sein de la complexité de son environnement et de faire des choix rationnels pour y remédier.
Sur cette base qui contredit tous les savoirs sur le développement intellectuel et affectif de l’enfant, l’éducation positive affirme qu’en cherchant à le convaincre de changer son comportement, on obtiendra de l’enfant qu’il le fasse en s’appuyant sur sa seule volonté. Comme si le fonctionnement psychique de l’être humain était rationnel et mécaniste. L’enfant devrait alors saisir la relation directe entre un comportement et sa conséquence. C’est la démonstration du déni d’un savoir pourtant bien établi : le psychisme de tout être humain est conflictuel. Il est confronté en permanence à des choix à effectuer qui comprennent toujours une frustration face à ce qui ne peut pas être choisi, produisant une ambivalence fondamentale de l’être humain.
Les enfants restent des sujets en devenir, dont la dépendance à l’égard des adultes est manifeste et indéniable.
Ne pas reconnaitre l’immaturité et la dépendance de l’enfant, en faire un partenaire de sa propre éducation est une violence invisible causée par l’éducation positive comme le rappelle Daniel Coum [5].
En un sens, la pensée positive est complice du rejet de tout ce que la démocratie avait comme objectif : l’égalité et la solidarité entre les citoyen·nes. Elle contribue à la proclamation de la seule liberté individuelle dont l’illustration est le self made man (qui se fait tout seul).
Comment alors socialiser les enfants dans une meilleure communication et les initier au dialogue ? Bien sûr, en adoptant une attitude bienveillante dans une proximité nouvelle mais tout en élaborant un cadre contenant et socialisateur avec des limites instaurées. C’est la condition nécessaire pour protéger une communication harmonieuse entre tous les membres d’une famille et avec les éducateurs et éducatrices extérieurs à celle-ci et qui sont, aujourd’hui, si indispensables !
1. Neyrand, G. (2024), Critique de la pensée positive. Heureux à tout prix ? Toulouse : Erès.
2. Ipid, p. 59
3. Castel, B. (1995), cité par Neyrand, G. idem, p.49
4. Barbier, D. (2022) et Gori, R. (2015), cités par Neyrand, G. idem p.
5. Coum, D. (2019), cité par Neyrand, G. idem p. 135.