La couverture de l’ouvrage [1] annonce la couleur. Les voyants sont à l’orange pour ce qui est du climat de violence dont les adultes croient être les victimes par rapport à la jeunesse alors qu’ils en sont les acteurs aveugles. Jean-Paul Gaillard rappelle que l’objectif de toute éducation dans une société complexe passe en premier lieu par des moyens permettant aux enfants d’inhiber leur agressivité et leur mégalomanie primaires et de construire des émotions sociales. Mais nous vivons aujourd’hui une de ces grandes mutations sociétales qu’une civilisation ne connaît que très rarement. Et nos enfants ont muté. Leur mode de fonctionnement, leur relation au monde et les valeurs qui les animent sont radicalement différents de ceux qui nous ont vus grandir.
Afin d’y voir plus clair, Jean-Paul Gaillard développe quelques principes en voie d’extinction :
– l’éducation basée sur l’autorité de mode paternel, fondée sur l’exigence de la soumission, confrontant les insoumis à la menace, la mortification, la moralisation et l’humiliation, dans un processus de dégradation de l’image de soi.
– L’identité liée à l’appartenance : ce sont nos groupes d’appartenance qui nous disent qui nous sommes et comment nous devons nous comporter les uns avec les autres, ce qui est bien confortable mais individuellement déresponsabilisant. La valeur que l’appartenanciel a créée est celle de la compétition. Mon monde est vécu comme indépendant de celui des autres qui est, par définition, hostile au mien.
– Le besoin de reconnaissance qui fait de nous des êtres à l’affût des attentes des autres, de façon à les satisfaire.
– Le collectif fondé sur l’appartenanciel, qui prime sur l’individu qui s’y soumet par principe. Les institutions, bâtiments, directions générales, etc. en sont les principaux organes qui se veulent stables et durables.
– La morale, qui est une injonction collective à ne pas penser, sur fond de culpabilité. Il suffisait d’obéir à « tu feras, tu ne feras pas ».
-La hiérarchie verticale produisant des supérieurs dominants et des inférieurs soumis, qui avait pour fonction de garantir le principe d’inégalité par la différence (de sexe, âge, ethnie, origine sociale, etc.).
Ces principes et les habitudes qui en découlent se heurtent aux modes d’interaction des mutants et aux valeurs qu’ils génèrent :
– L’autorité sur soi : les enfants sont des êtres individualisés (et non individualistes) et autonomes, ne montrant plus de signes de soumission face à ce que nous persistons à leur présenter comme notre autorité. L’interconnexion permanente dans laquelle ils vivent fait naitre entre eux le sentiment d’une inévitable interdépendance dont la valeur montante est la coopération.
– L’individu produit un collectif connectique (espace éphémère, sans murs, sans organisation, mouvant, dont la durée dans le temps n’est pas un objectif et dont la seule fonction est de proposer un « penser ensemble »).
– Le besoin d’une visibilité que les mutant·e·s n’attendent que d’eux-mêmes par leur capacité à affirmer leur position sans attaquer celles des autres. Ce besoin d’affirmation de soi et cette construction de soi posent d’ailleurs des problèmes car nous n’accompagnons pas nos enfants dans ce processus de développement de mise en visibilité d’eux-mêmes. Nous les abandonnons à ce que la machine marchande leur propose (visibilité par les marques qu’ils portent par ex.) tout en les combattant. Ce qui atteint leur estime d’eux-mêmes.
– L’éthique, basée sur la responsabilité personnelle et considérée comme outil majeur de décision. Je suis responsable de mes choix et j’apporte une réponse à « je ferai, je ne ferai pas ». Il s’agit d’une injonction à penser et à se penser agissant, l’inverse de l’obéissance aveugle. Il y a donc urgence à avoir des conversations avec nos enfants, de manière à les aider à se poser les questions nécessaires, sans y répondre à leur place tout en leur fournissant les outils logiques sans lesquels une éthique suffisamment bonne est impossible.
– L’autorité n’a plus besoin du pouvoir sur l’autre. Les différents groupes qui composent cette société sont par principe égaux et la hiérarchie horizontale garantit le principe d’égalité dans la différence (sexe, âge, ethnie, etc.).
Cette nouvelle valeur d’égalité par principe dans la relation n’exclut pas les contraintes éducatives nécessaires à un développement favorable de nos enfants. Jean-Paul Gaillard consacre d’ailleurs un chapitre à l’éducation des enfants avant l’âge de 5 ans dans son autre ouvrage [2]. Cependant, il est primordial de renouer le contact et le dialogue avec les enfants en mutation. La négociation en est un pilier. Et pour négocier il faut deux individus qui apprennent à se connaitre suffisamment pour savoir ce qui est précieux pour l’autre, « pour se montrer capables de se priver de quelque chose ou de se contraindre à quelque chose au bénéfice de l’autre…tout en s’offrant mutuellement quelque chose.[3] » Fin de la frustration imposée mais décision commune au bénéfice de la relation.
En espérant que les prochains livres de Gaillard aient une couverture de couleur verte !
[1] Gaillard, J.-P. (2016), Enfants et adolescents en mutation. Mode d’emploi pour les parents, éducateurs, enseignants et thérapeutes, Paris : ESF
[2] Gaillard, J.-P. (2018), Enfants et adolescents en grande difficulté : la révolution sociothérapeutique, Paris : ESF