Précisons tout d’abord quelques termes avec Antonio Damasio [1] :
– L’émotion correspond à la courte durée d’une réaction corporelle agréable ou désagréable. Elle est brève, se manifeste physiologiquement et est publique, visible par l’expression du visage par exemple.
– Le sentiment renvoie à la prise de conscience de l’émotion et de l’état affectif de l’individu. Il peut durer et n’est plus directement associé à une réaction corporelle. Il est privé car pas directement visible aux yeux des autres.
– L’humeur est un état affectif qui dure longtemps, comme un arrière-plan qui colore affectivement le vécu de la personne.
Une grande partie des recherches actuelles portant sur le développement affectif de l’enfant s’intéressent aux émotions primaires (innées ou universelles, résultats de la sélection des émotions utiles à la survie) comme la peur, la joie, la tristesse, la colère, le dégoût, alors que les émotions secondaires ou morales (résultats de l’éducation et du développement de l’enfant) comme la fierté, la culpabilité, la honte ou la gratitude, font l’objet de peu d’attention. C’est le constat de trois chercheur·e·s [2] qui nous livrent leur connaissance approfondie de ce sujet.
Les émotions morales ou sociales regroupent les émotions de souffrance d’autrui (ex. : empathie), de louange d’autrui (ex. : gratitude) et les émotions auto-conscientes (ex. : fierté, honte, culpabilité, embarras). Elles font appel à la représentation de l’état mental d’une autre personne (ex. : leur opinion ou leur sentiment). Par exemple, pour se sentir embarrassée, une personne doit croire qu’une autre pense que son action est stupide. A l’inverse, les émotions primaires sont des réactions affectives immédiates qui ne nécessitent pas l’appréhension des états mentaux d’autrui .
De plus, les émotions morales font appel à la capacité de prise en compte des normes sociales et des implications de ses actions sur les autres. Elles sont donc complexes. La psychologie naïve de l’enfant de 5 à 7 ans est encore très limitée dans sa prise en considération de ces émotions [3].
Au cours de leur développement, les enfants deviennent de plus en plus conscients du fait que les autres (d’abord leurs parents, puis plus tard d’autres personnes) ont des attentes en ce qui concerne leur comportement et les jugent à partir d’un point de vue différent du leur. Alors que dès cinq ans les enfants connaissent déjà les situations qui provoquent la colère, c’est vers l’âge de sept ans qu’ils deviennent capables de citer des situations susceptibles de déclencher des émotions morales telles que la fierté ou la culpabilité.
Des chercheurs ont évalué les conceptions de culpabilité et de honte chez des enfants de sept-neuf ans et de dix-douze ans : ils ont observé que les plus jeunes faisaient principalement référence aux réactions des autres, alors que les enfants plus âgés faisaient référence à leurs propres normes. C’est également vers l’âge de dix ans, en lien avec le développement des capacités d’abstraction et de réflexion sur les intentions de l’autre, que les enfants vont développer leur capacité à ressentir et à comprendre la gratitude.
Les débuts des émotions morales seraient déjà observables avant l’âge de trois ans, mais leur compréhension se ferait plus tardivement, au milieu de l’enfance, et continuerait de se développer jusqu’au début de l’adolescence. La honte, la fierté, ou encore la gratitude sont des émotions dont les conséquences sont différentes.
Les émotions morales évoluent progressivement au cours du développement de l’enfant en l’aidant à faire face de façon optimale à de plus en plus de relations et d’interactions sociales. L’évolution des capacités cognitives et d’autocontrôle permet à l’enfant de réguler les expériences émotionnelles de manière toujours plus autonome et fine. Mais c’est dans l’interaction avec les autres humains que l’enfant apprend à réguler ses émotions et à se comporter dans les normes de sa culture, de sa société et de sa famille.
Pour Philippe Jeammet [4], les émotions s’imposent à nous, indépendamment de notre volonté. C’est notre capacité de réflexion et de prise de recul qui nous donne l’occasion de choisir ce que l’on va en faire.
La conscience que nous avons de nous-même nous donne une possibilité de liberté par rapport à nos contraintes émotionnelles.
Il est alors nécessaire d’accompagner les enfants en remplaçant les rapports d’autoritarisme par un autre mode de relation et par la recherche de buts communs.
Toute remarque négative qui porte sur l’enfant est à proscrire car elle produit des émotions très négatives telles que l’anxiété, la honte ou le désespoir. Dès qu’il est anxieux, l’être humain réagit et développe un besoin d’emprise, clé de voûte de la réponse à la peur. Les émotions fortes le mettent sous contrainte et « pour contrer le ressenti d’impuissance, il doit agir et retrouver la maitrise coûte que coûte » [5]. Cette maitrise se trouve dans les conduites de destruction qui redonnent un sentiment de force et de puissance. Parfois les émotions sont si violentes que la capacité réflexive n’opère plus. Il ne s’agit plus d’une simple tempête émotionnelle brusque, passagère, mais d’un dérèglement qui peut conduire à ce que la personne ne s’appartient plus.
Prendre en compte tous les désirs contradictoires qui caractérisent la dynamique des émotions et conjuguer les ressentis est un travail permanent.
Prenons l’enfant entre 6 et 12 ans que l’autonomie inquiète [6]. Il peut être partagé entre deux désirs contradictoires : affirmer et exprimer ses préférences d’une part et avoir envie de se soumettre aux attentes de ses éducateurs et éducatrices d’autre part. Il aura donc besoin de réassurance et d’un droit élargi à l’erreur car le stress est important à cette période. Francine Ferland fait remarquer que les enfants aiment jouer avec la peur dans un contexte où ils se sentent en sécurité. Les jeux de cache-cache, les déguisements en monstres ou en sorcières, personnages qu’ils craignaient quand ils étaient plus petits, sont des activités qui leur donnent un sentiment de puissance et de maitrise et leur apportent la certitude d’avoir grandi.
Face à cette inquiétude, les histoires imaginaires où le héros ou l’héroïne triomphent de manière éblouissante vont aussi les aider à supporter ce moment difficile [7].
Bien qu’il soit nécessaire d’offrir la possibilité à celles et ceux qui le désirent de pouvoir s’exprimer, le dévoilement émotionnel ne devrait jamais être une contrainte.
[1] Antonio Damasio cité par Evelyne Thommen (2010) dans son livre Les émotions chez l’enfant : le développement typique et atypique, Paris : Belin.
Cet ouvrage présente les recherches sur le développement de la régulation des émotions et de ses perturbations et les met en discussion.
[2] A. Theurel, A. Palama, E. Gentaz (2017), Le développement des émotions morales durant l’enfance, In : Médecine & Enfance, pp. 195-201. Disponible en ligne : https://www.unige.ch/fapse/sensori-moteur/files/9315/0634/4237/sept17_me_sc_cogn_emotions_final.pdf
[3] Thommen, E. (2010), Les émotions chez l’enfant : le développement typique et atypique, Paris : Belin
[4] Jeammet, P. (2017), Quand nos émotions nous rendent fous, Paris : O. Jacob, p. 15
[6] Ferland, F. (2014), Le développement de l’enfant au quotidien : de 6 à 12 ans, Québec : CHU Sainte-Justine
[7] Christine Arbisio (2007), L’enfant de la période de latence, Paris : Dunod