L’empathie, notion bien plus complexe qu’on ne le croit, joue un rôle central dans la motivation des comportements prosociaux mais ne suffit pas pour les déclencher. On connait la sympathie qui signifie une convergence de vues et l’antipathie qui évoque le désaccord et l’hostilité. Qu’en est-il de l’empathie, cette compétence innée mais qui a besoin d’un environnement favorable pour se construire ?
Serge Tisseron[1] identifie 3 sortes d’empathie pour autrui :
– L’empathie affective, qui est une réaction instinctive et immédiate consistant à ressentir les émotions d’autrui ou à être affecté par elles. Quand le petit enfant se familiarise avec le visage d’autrui et le constitue en repère d’une relation partagée, il devient capable de faire la différence entre son ressenti et celui de l’autre et ce dès l’âge d’un an. Il identifie les émotions de l’autre sans forcément les partager : « Je vois que tu es content·e sans pour autant l’être moi-même ». Le manque d’interactions avec les adultes, les enfants, les animaux ou tout autre forme de vie perturbe le développement de l’empathie affective.
Avoir un niveau d’empathie trop élevé et être trop bouleversé et ému perturbe la vie psychique et sociale sans pour autant entraîner une préoccupation accrue d’autrui. Face au risque d’un envahissement émotionnel douloureux et vécu comme dangereux car menaçant le contrôle sur soi-même, des personnes très sensibles aux souffrances des autres peuvent se couper de leurs propres émotions dans une forme de déni et devenir maltraitantes envers les enfants dont elles s’occupent.
– L’empathie cognitive, rationnelle, intellectuelle, qui permet de nous fabriquer une représentation de ce que l’autre pense et imagine. C’est la capacité de comprendre que l’autre a une vie mentale différente de la sienne : « Je vois que tu es content·e, j’en comprends les raisons, mais moi, ces raisons ne me feraient pas plaisir ». Elle s’appuie sur l’observation, la mémoire, le raisonnement et les connaissances. Elle peut apparaître dès 3 ans et est en principe acquise à 5 ans. L’enfant accède à la compréhension d’états mentaux complexes d’autrui tels que désirs, croyances, connaissances et émotions cachées. Elle peut être mise au service du désir de manipuler autrui ou de lui venir en aide. La capacité de changer de point de vue s’installerait entre 7 et 12 ans.
– L’empathie mature, terme emprunté à Martin Hoffman[2] qui combine les 2 précédentes et rend possible l’adoption du point de vue d’autrui : « Je vois que tu es content, je comprends pourquoi et, à ta place, je le serais aussi ». Elle est la capacité de se mettre émotionnellement à la place de l’autre. « Il existe une période privilégiée pour la mettre en place, entre 8 et 13 ans, mais elle se construit toute la vie »[3].
L’empathie pour soi existe aussi et passe par les mêmes étapes :
Être disponible à son propre monde intérieur, à ses éprouvés augmente les chances de pouvoir les identifier chez autrui sans projeter chez eux ce que nous refusons en nous.
Selon Charles-Antoine Barbeau-Meunier[4], l’empathie est un enjeu crucial de notre époque parce qu’elle nous sensibilise à la réalité et au bien-être de l’autre lié à notre propre bien-être. Elle est ce lien de sensibilité partagée qui nous motive à poser des gestes éthiques.
Mais les circonstances ne s’y prêtent pas. Cette disposition à l’empathie se manifeste trop rarement. En cause, les années de néolibéralisme, l’idéal de consommation et d’enrichissement personnel, le stress socio-économique pour l’individu, la précarité, le climat politique polarisé et ses manœuvres populistes, la culture du chacun pour soi. Une culture de l’empathie n’est pas compatible avec une société où on effrite le filet social, où on encourage une logique de compétition, où on privatise à tout vent, une société où l’on condamne les individus à être responsables de leur bien-être sans voir et s’occuper de tous les éléments sociaux qui y contribuent. Tisseron rajoute le rôle des religions. Tout en prônant la solidarité, la référence à une transcendance rend inutile la compréhension du point de vue de celui qui ne partage pas la même foi. Nous sommes surinformés en continu, totalement impuissants et dépourvus de moyens d’agir sur la situation alors que l’action est un élément important de réguler la capacité d’empathie. L’affect est énormément sollicité et le cognitif l’est peu !
Les formations à l’empathie, reliées plus ou moins sérieusement aux neurosciences et aux théories de l’intelligence émotionnelle sont un formidable marché qui affiche la bonne intention d’un monde meilleur. Il existe des programmes qui annoncent faire diminuer l’agressivité chez les élèves (programmes de cours hebdomadaires dans certaines écoles françaises et ailleurs) en développant leurs compétences sociales et affectives tout en faisant dans le même geste progresser l’empathie.
Suivant l’exemple danois, ces cours font partie d’une série de mesures de lutte contre le harcèlement scolaire. Mais les contextes sont différents et on connaît les limites des programmes « copier-coller » qui ne tiennent pas compte du contexte plus global. Le système scolaire danois n’est pas basé sur la compétition mais sur la coopération entre les élèves. Aucune note jusqu’à 14 ans, des classes gardant la même constitution durant la majeure partie du parcours scolaire des enfants, même professeur principal jusqu’à 11-12 ans. Le harcèlement existe mais il est moindre qu’ailleurs.
De plus, empathie ne rime pas avec altruisme. Elle nécessite une éducation précoce appropriée alors que notre système scolaire encourage l’individualisme et la compétition plutôt que la curiosité et la solidarité. La réduire à sa composante émotionnelle risque de réduire les problèmes de société à leurs aspects psychologiques et subjectifs sans effectuer l’indispensable travail de compréhension. « La gestion des émotions et la méditation ne peuvent rien contre la prison des rôles figés ou des conflits d’empathie dissimulés par les institutions »[5]. Pour passer de l’empathie à l’action, il faut un sens de la responsabilité individuelle et la conscience de la nécessité d’agir, même lorsque cela implique de protester contre l’ordre établi, de s’imposer comme différent, d’affronter une possible condamnation par les pairs et de se soustraire de la force d’attraction de son groupe.
La question est la suivante : qu’est -ce qui facilite la motivation à intervenir de façon altruiste ? Plusieurs réponses sont à envisager : les compétences de chacun·e, son histoire, sa place dans la société et le contexte de vie au sens large. La capacité de régulation de ses émotions y joue un grand rôle. Ne pas être débordé par l’excitation permet de résoudre les conflits par des méthode verbales et non agressives et de mieux orienter une émotion vers un objectif. Si une personne est animée par le souci de l’autre (la préoccupation du bien-être d’autrui et du désir d’alléger ses souffrances apparaissant vers 2 ans), elle pourra adopter intentionnellement son point de vue et exprimer des comportements d’aide à son égard. Cette posture nécessite un effort conscient. Elle ne s’installe durablement que si elle est cultivée par l’éducation.
Dans ce temps libre des enfants quand ils sont accueillis en UAPE ou en APEMS, il y a de l’éducatif. L’accueil parascolaire a donc un rôle à jouer car il est ce lieu de collectivité qui tient compte de chaque individu et lui permet d’avoir un impact sur ce qu’il a à vivre avec les autres.
« Les enfants n’acquièrent pas des comportements prosociaux passivement mais ils les construisent à travers des engagements collectifs qui les sollicitent »[6].
Et Barbeau Meunier de rappeler qu’il est important que les personnes en situation d’autorité modélisent ces comportements envers les enfants et leurs collègues car pour cultiver l’empathie, les solutions durables relèvent de changements collectifs et non individuels.
De la même façon que le mot « résilience », très médiatisé, n’empêche pas que la majeure partie des victimes de traumatismes graves peinent à s’en sortir, l’empathie est partout menacée.
Les rencontres et les activités partagées ont des effets positifs sur les compétences empathiques, de même que la création de lieux de vie qui soient des activateurs de mixité sociale.
Alors, culture de résistance ou révolutionnaire ?
[1] Tisseron, S. (2024). L’empathie. Paris : Que sais-je ?
[2] M. Hoffman (2008), Empathie et développement moral. Les émotions morales et la justice, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, cité par Tisseron, p. 7.
[3] Lanchon, A. (2017). Les dérives de l’empathie : [interview de Serge Tisseron]. École des parents, n° 623, pp. 8-11
[4] Vellas, E. (2023). « Il faut enseigner l’empathie à l’école ». Par des cours ? Éducateur, 11. pp. 15-17.
[5] Lanchon, A. (2017). Les dérives de l’empathie : [interview de Serge Tisseron]. École des parents, n° 623, pp. 8-11
[6] Tisseron, S. (2024) L’empathie. Paris : Que sais-je ? p. 42