Comme Hélène Romano le souligne dans son article intitulé « L’adaptation : une pathologie des liens ? », le terme « adaptation » sous-entend un rejet des personnes dites « inadaptées ». Mais à quoi, à qui ou à quels impératifs institutionnels ou politiques les enfants sont-ils tenus de s’adapter ? À une multitude de choses, parfois absurdes et que les enfants ne peuvent pas réellement respecter. Pour préserver l’illusion que les règles du jeu leur sont accessibles, nous idéalisons souvent l’image de l’enfant, sans nous demander si notre monde n’est pas, en réalité, inadapté à eux.
Si nous refusons cette construction distordue et inquiétante d’« enfant virtuel, pure construction de notre société déshumanisante » et endossons la responsabilité de penser les enfants réels, qui n’entrent jamais, même de force, dans nos catégories, se repose alors la question des liens, de la construction dans le temps, de ponts ou de points de contacts entre des êtres et des réalités à la complexité irréductible.
Hélène Romano pointe avec intelligence les représentations bien implantées qui sont souvent les nôtres, lorsque nous prétendons saisir la réalité de l’enfance et des enfants. Elle propose des pistes pour aider à avancer malgré les difficultés, malgré les épreuves inouïes et incessamment renouvelées que traversent les professionnelles du care en institutions d’accueil de jour.
L’article qui suit, signé par Sylvie Chatelain, directrice du Centre de Vie Enfantine (CVE) La Grangette à Lausanne, constitue un bel exemple de la manière dont une équipe éducative, par son intelligence collective, parvient à traduire dans ses pratiques une réflexion, un questionnement mené au plan théorique et critique, ici par une professionnelle de la psychopathologie clinique.
Les passages : temps défini de transition ou continuum institutionnel ?
Au CVE La Grangette, il y a une dizaine d’années, les temps de « transition d’un monde à l’autre », c’est-à-dire les adaptations et les passages, étaient formalisés, normés, séquencés, comme dans la majorité des structures de la petite enfance. Et ceux-ci étaient pensés sur plusieurs semaines pour permettre à l’enfant d’appréhender le nouvel univers d’accueil. En réfléchissant avec l’équipe éducative sur notre manière de pratiquer, nous avons identifié que le postulat de base qui sous-tendait nos pratiques était une forme de vulnérabilité de l’enfant, qu’il fallait préserver à tout prix.
Ces temps étaient alors perçus comme dangereux avec un risque de traumatiser les enfants qui quittaient un environnement sécure pour plonger dans un inconnu stressant, voire inquiétant.
L’article d’Hélène Romano est venu bousculer nos croyances et nous a permis de revisiter non seulement nos pratiques, mais également nos représentations de ces moments sensibles de transition. Dans ce travail de remise en question, plusieurs éléments, soulevés par l’autrice, ont guidé notre réflexion : l’importance de la connaissance de l’enfant et du respect de la singularité de chacun, la nécessité d’un ajustement réciproque, non seulement de l’adulte à l’enfant mais également des adultes entre eux. Nous étions convaincus que la qualité de ces transitions « ne s’évalue pas en nombres d’heures passées mais en qualité de la transmission des informations d’un monde à l’autre et en climat de confiance ».
Et ce climat de confiance, pour des passages sereins, devait s’instaurer en premier lieu entre les équipes éducatives elles-mêmes ! Forts de cette prise de conscience, nous avons envisagé les passages non pas comme une étape définie dans le temps (jusqu’alors mise en place au retour de la fermeture estivale), mais comme un cheminement qui s’élabore tout au long de l’année. En effet, établir une relation stable et sécurisante pour chaque enfant nécessite du temps. Guidés par ce constat, nous avons pris la problématique dans un autre sens : comment imaginer l’apprivoisement du futur lieu d’accueil tout au long de l’année et non pas seulement sur la période précise des passages ?
Suite aux réflexions d’un groupe de travail, se sont alors mises en place, à fréquence régulière, des collaborations intersecteurs, des activités communes, des invitations qui permettent des rencontres et la construction du lien : des « grands » de la nursery qui participent à une activité Youp-là Bouge avec les Trotteurs, des « moyens » qui retrouvent les écolier·ères et leurs éducateur·trices pour un temps de lecture, de jardinage, etc.
Ces temps partagés tout au long de l’année enrichissent la vie institutionnelle, favorisent la connaissance des uns et des autres, consolident le lien de confiance. Ainsi plusieurs semaines, voire plusieurs mois avant la période dite des « passages », les enfants ont déjà construit une relation avec leurs futur·es éducateur·trices et se sont appropriés leurs futurs espaces d’accueil.
Aujourd’hui les « passages » se sont réduits à trois jours pour les enfants les plus jeunes (nursery et trotteurs). Et les moyens qui vont être scolarisés n’en ont plus. Parce que tout le travail d’apprivoisement, d’accordage s’est fait en amont, au fil des semaines et des mois, dans une vision institutionnelle globale et non sectorielle.
Et finalement, il est à relever que le point le plus délicat de tout ce travail n’a pas concerné les enfants qui vivent aujourd’hui les passages comme une continuité davantage qu’un changement. Mais, comme le souligne si justement Hélène Romano, l’essentiel s’est joué dans la modification et l’ajustement de la posture professionnelle, dans la déconstruction des croyances des adultes.
Romano, H. (2015), L’adaptation : une pathologie des liens ?, In : Journal des professionnelles de l’enfance, no 97, pp. 28-32