Ce numéro de Spirale offre des regards croisés de spécialistes de l’enfance, pédagogues, psychologues et pédopsychiatres, qui décrivent en détail les premières étapes de la vie émotionnelle du tout-petit. Une rapide lecture des titres de leurs articles montre que ce ne sont pas des adeptes des ateliers de gestion des émotions mis en place dans certaines institutions d’accueil de la petite enfance.
Trois articles ont retenu notre attention :
« Accueillir les émotions des jeunes enfants, une tâche complexe pour les professionnels » de Miriam Rasse, qui puise dans de nombreuses observations faites en crèche, les phrases et attitudes des professionnel·les lorsqu’ils ou elles ont à faire avec des enfants qui expriment haut et fort leurs émotions, qui pleurent, bousculent, mordent ou tapent. Rasse propose de réfléchir aux moyens de contenir ces débordements et de ne jamais laisser l’enfant seul avec son « trop-plein » ; il a besoin de mots et de bras pour être rassuré, ou par exemple, d’un nid douillet proche de l’adulte. « Toute émotion devrait être acceptée » dit-elle, mais tous les comportements ne peuvent pas être tolérés bien sûr !
Rasse reconnaît que certains enfants mettent à mal les adultes qui les entourent. Des temps de colloques et de supervision ainsi que le soutien d’une équipe sont des éléments fondamentaux pour garantir une sécurité affective aux enfants et aux adultes.
Dans son article « Cessons de parler des émotions aux enfants… mais accompagnons chacun à apprivoiser les siennes ! », Mathilde Renaud-Goud porte un regard critique sur certaines pratiques observées en crèche. Elle s’étonne du regroupement (l’accueil), souvent à 9h00 du matin, durant lequel les enfants se disent « bonjour » alors qu’ils jouent ensemble depuis plus de deux heures ; puis de la séquence qui suit avec une activité sensée aider chaque enfant à exprimer son état émotionnel du moment. Les enfants ont entre 12 et 24 mois ; l’éducatrice leur propose un panier avec des petites peluches colorées, chacune représentant une émotion : la peluche rouge est celle de la colère, la jaune représente la joie, etc. Il n’y a pas besoin de décrire plus longuement le jeu qui s’ensuit et les liens que l’adulte fait suite au choix des enfants. Qui peut imaginer qu’un enfant de 20 mois comprend ce que l’on attend de lui lors d’une telle activité ? Quel adulte mis dans cette situation en sortirait heureux et compris ?
Le contenu de cet article ressemble à bien des expériences vécues. Terminons avec cette citation tirée d’une observation de l’auteure « Pourquoi prendre la peine de lire un livre sur les émotions à Noémie si, quelques minutes plus tard, lorsqu’elle pleure, on lui répond : « Maintenant c’est stop, Noémie on t’a entendue, tu n’es pas toute seule à la crèche, tu ne peux pas être tout le temps dans les bras ! ».
Dans leur article « Gérer ses émotions ? Et puis quoi encore ? », Eugénie Coum et Daniel Coum décrivent la complexité de la naissance de la vie affective du tout-petit. Ils citent Freud, Klein et Winnicott qui ont tous souligné le lien entre le bébé et son entourage qui interprète ses manifestions spontanées. Le tout-petit est totalement immature et dépend totalement de ses proches pour que des mots et leur tonalité viennent traduire ses éprouvés. « Petit à petit, la langue des parents devient la langue de l’enfant ». Dans la dernière partie de leur article, les auteurs mettent en relief les injonctions paradoxales de notre société néolibérale qui prône à la fois la gestion des émotions (comme si chacun de nous était une petite entreprise à soi tout seul) et en même temps le « lâcher prise » ; ils font également un détour par les rayons des librairies avec leur choix de livres pour enfants et adultes sur les émotions, l’épanouissement personnel et le développement personnel, une « littérature » bien éloignée de celle qui offre un espace potentiel de liberté et de créativité !
Revue Spirale, no 107, janvier 2024 : Le bébé et les émotions, Toulouse : Erès