Afin de favoriser un environnement inclusif pour tous les enfants et leurs familles, il est utile de questionner les pratiques professionnelles et les discours adressés à certaines catégories d’enfants.
Accueillir des enfants issus de contextes migratoires, ayant des besoins spécifiques ou évoluant dans des environnements culturels différents fait partie du paysage éducatif depuis plusieurs années. Pourtant, une catégorie d’enfants reste souvent oubliée : les enfants gros.[1]
Le regard professionnel, parfois empreint de préjugés ou de bienveillance maladroite, peut générer de la grossophobie[2], c’est-à-dire des attitudes, discours ou décisions discriminatoires fondées sur le poids. Déconstruire ces mécanismes constitue une étape essentielle pour garantir un accueil réellement inclusif et respectueux de la diversité corporelle.
Dès la naissance, le poids du bébé devient un indicateur central : « Est-il dans la courbe de poids et de taille ? », « Prend-il suffisamment de poids ? », « A-t-il un bon appétit ? ».
Ces questions, soulevées par les familles et par les professionnel·le·s de la santé et de l’enfance (pédiatres, infirmier·ères, éducateur·trices), s’inscrivent dans une logique de suivi normalisée. Les rondeurs du nourrisson sont alors perçues positivement, comme le signe d’un bébé « en santé ».
Lorsque l’enfant grandit et que son poids s’éloigne des repères statistiques, des inquiétudes apparaissent parfois dans les discours des parents. L’équipe éducative tente alors de rassurer les familles en expliquant que « ce n’est que temporaire » ou que « l’enfant s’affinera en grandissant, lorsqu’il marchera ».
Ces propos, bien intentionnés, traduisent une normalisation du poids : l’idée qu’il existerait un corps idéal à atteindre. Parfois, les inquiétudes émanent directement des professionnel·ls, dont le regard peut être chargé de jugement, au nom de la santé ou de la prévention, sur la seule base d’une impression visuelle. C’est souvent ainsi que débute le cycle de la grossophobie.
L’ouvrage Grandir sans grossophobie (Bernier, 2023) distingue plusieurs types de grossophobie. En voici quelques exemples :
– La grossophobie évidente : associer les personnes grosses à certaines caractéristiques négatives dans notre société, comme la paresse, le manque d’intelligence ou de volonté.
– La grossophobie médicale : prétendre savoir pourquoi une personne est grosse et comment la faire maigrir, sans compétence médicale.
– La grossophobie internalisée : la honte ou la culpabilité ressentie vis-à-vis de son propre corps et la flagellation de ne pas avoir « la forme souhaitée ».
– La grossophobie structurelle : lorsque l’espace public, les meubles, les jouets ou les vêtements ne tiennent pas compte de la diversité des corps.
Selon l’Organisation mondiale de la santé, la prévalence mondiale du surpoids chez les enfants et adolescent·e·s (5 à 19 ans) est passée de 4 % en 1975 à plus de 18 % en 2016.
En Suisse, d’après Pédiatrie Suisse (2017), 11,7 % des enfants de 6 à 12 ans sont en surpoids et 3,3 % présentent une obésité. Les données manquent encore pour les enfants de moins de 5 ans.
Toutefois, ces statistiques présentées de manière non contextualisée sont à prendre avec précaution. En effet, le sociologue Dieter Vandebroeck (2015) souligne que le discours alarmiste autour de « l’épidémie d’obésité » masque les inégalités sociales. Dans les pays à hauts revenus, les enfants de parents sans formation post-obligatoire sont surreprésenté·e·s parmi les catégories de surpoids. Autrement dit, le poids n’est pas distribué au hasard : il est aussi le reflet des conditions sociales et économiques.
L’autrice Élise Sànchez, dans son article Quand le poids est politique (2021), indique que la société continue d’associer le poids à la volonté.
Cela se concrétise au travers d’une étude qui démontre que les personnes grosses, notamment les femmes, sont moins souvent embauchées et perçues comme moins compétentes (Nickson & al., 2016).
Chez les enfants, ces biais se manifestent dès le plus jeune âge. Dans les structures d’accueil, les professionnel·le·s peuvent, inconsciemment ou non, attribuer aux parents une responsabilité morale : « S’ils sont gros, ils transmettent de mauvaises habitudes », ou voir le poids comme annonciateur de la personnalité de l’enfant : « Il est flemmard celui-là ».
Édith Bernier (2023) rappelle que le poids est influencé par une multitude de facteurs :
– Génétiques : prédispositions familiales, métabolisme.
– Environnementaux : accès à une nourriture de qualité, possibilité de bouger librement, espaces verts.
– Socio-économiques : précarité, coût des repas scolaires, stress parental.
– Médicaux et psychiques : prise de médicaments, troubles hormonaux, anxiété, dépression.
Ce ne sont donc pas des critères subjectifs qui doivent primer, comme la perception visuelle de l’enfant ou la sensation qu’il est trop lourd pour son âge lorsqu’on le porte, mais la notion de contrainte. Son confort et sa liberté de mouvement sont-ils garantis ? Peut-il s’habiller facilement, utiliser les jeux, être à l’aise dans le mobilier prévu pour les enfants ?
C’est à ce moment-là que les professionnel·le·s peuvent se questionner sur le poids de l’enfant, en priorisant l’adaptation de l’accueil à ses particularités. À l’instar des enfants neuro-atypiques, les parents d’enfants gros sont la plupart du temps au courant, en particulier dans une société si peu tolérante à la diversité corporelle. Ce parallèle vaut également pour le mythe du « déni parental ».
Les études internationales, notamment celles de Puhl et Heuer (2010), montrent que la grossophobie a des impacts multiples :
– Développement de troubles du comportement alimentaire (restriction, compulsion, hypercontrôle).
– Baisse de l’estime de soi et de la confiance corporelle.
– Anxiété sociale et retrait progressif des activités.
Selon l’association Human Rights, qui lutte pour un meilleur ancrage des droits humains en Suisse, il n’existe encore aucune loi spécifique contre la discrimination liée au poids, contrairement à d’autres critères comme l’origine ou le genre.
Le rapport au corps et à l’alimentation se construit dès la petite enfance. Le schéma corporel et l’image du corps se développent dès les premières années (Bullinger, 2015).
Selon le neurologue et psychanalyste Paul Schilder (1935), l’image du corps est « la représentation que nous formons de notre propre corps dans notre esprit ». Cette image se nourrit des interactions sociales et environnementales, des discours parentaux et des représentations culturelles.
Les médias, les jouets et les films pour enfants restent dominés par des silhouettes minces et actives. Comme le rappelle Édith Bernier (2023), « les personnages gros sont rarement les héros ; ils sont souvent associés à la paresse, à la gourmandise ou à la lâcheté ».
Concernant la relation à la nourriture, les bébés sont des mangeurs intuitifs : ils mangent selon leurs signaux internes de faim et de satiété. Très tôt, ils apprennent pourtant à catégoriser les aliments comme « bons » ou « mauvais », selon les messages transmis par les adultes. Nos paroles autour des repas, comme « tu as déjà mangé assez », « attention au sucre » ou « tu manges trop vite », influencent fortement leur rapport à l’alimentation.
Un climat bienveillant et neutre pendant les repas, sans jugement sur la forme de l’enfant, aide celui-ci à conserver cette intuition et à développer une relation apaisée avec la nourriture.
Agir contre la grossophobie, c’est d’abord reconnaître nos biais individuels, mais aussi agir collectivement :
– En adaptant les espaces d’accueil à la diversité des corps.
– En adoptant un langage respectueux et neutre autour du poids et de l’alimentation.
– En soutenant des représentations médiatiques diversifiées, montrant des corps gros, actifs, joyeux et compétents.
– En intégrant cette réflexion dans les politiques publiques de santé et de prévention, sans culpabiliser les enfants ni leurs familles.
Comme le rappelle Édith Bernier (2023) :
« Une image corporelle saine est une protection essentielle pour une estime de soi saine. »
Favoriser cette image positive, c’est offrir à chaque enfant la possibilité de grandir librement, dans un corps reconnu, respecté et aimé.
Bibliographie
Bernier, É. (2023). Grandir sans grossophobie : Favoriser une image corporelle saine chez nos enfants. Trécarré.
Bullinger, A. (2015). Le développement psychomoteur. Le développement sensori-moteur de l’enfant et ses avatars : Tome 2 – L’espace de la pesanteur, le bébé prématuré et l’enfant avec TED. Érès. (pp. 15-55)
Meurin, B. (2018). De l’image du corps de Paul Schilder aux représentations corporelles d’André Bullinger. In ABSM (Ed.), La construction des représentations corporelles du bébé : En hommage à André Bullinger (pp. 41-46).
humanrights.ch. (2022, 24 octobre). Grossophobie : la Suisse en retard.
Neyrand, G., & Mekboul, S. (2014). Corps sexué de l’enfant et normes sociales. Érès.
Nickson, D., Timming, A. R., Re, D., & Perrett, D. I. (2016). Subtle increases in BMI within a healthy weight range still reduce women’s employment chances in the service sector. PLOS ONE, 11(9).
Pédiatrie Suisse. (2017). Prévalence du surpoids et de l’obésité chez les enfants de 6 à 12 ans en Suisse. Revue Pédiatrie Suisse, 18(4), 150–156.
Puhl, R. M., & Heuer, C. A. (2010). Obesity stigma: Important considerations for public health. American Journal of Public Health, 100(6), 1019–1028.
Sánchez, É., & Boiseau, M. (Illustrations). (2021). Quand le poids est politique. Ballast, 11(1), 101–109.
Vandebroeck, D. (2015). Distinctions charnelles : obésité, corps de classe et violence symbolique. Actes de la recherche en sciences sociales, 208(3), 14-39.
[1] Le terme « gros » peut heurter au premier abord. Toutefois, c’est celui qui parle le mieux des personnes grosses et/ou victime de grossophobie. Ce terme est un adjectif qualificatif au même titre que grand, blond, noir ou frisé. Le terme de gros peut rendre mal à l’aise car notre société le charge de représentations fortement négative teinté d’une culpabilité médicale.
[2] Le terme « grossophobie » est entré dans le dictionnaire, en 2019 dans Le Robert et en 2023 dans le Petit Larousse.