Rechercher sur le site du CREDE

Médiathèque

Repéré pour vous

Compétences professionnelles

Les actes extraordinaires dans la banalité du quotidien parascolaire

Un titre de peu de mots mais qui en dit long ! Dans cet article paru dans la brochure du CREDE Accueil de l’enfance : promenade réflexive au cœur d’un métier (2022), Claudia Mühlebach, cheffe du domaine parascolaire de la ville de Lausanne, observe de près l’ordinaire des lieux d’accueil et la vie qui s’y déploie, pour en révéler la grande complexité. Comme à l’ordinaire, ce sont les actes et les paroles des professionnel·les qui feront la différence.

Parler du travail pédagogique fourni au sein des structures d’accueil extrafamilial, évoquer ses spécificités et décrire ses contenus sont des exercices périlleux et complexes. Ces pratiques le sont encore plus dans le cadre de l’accueil parascolaire, notamment lorsqu’il s’agit de nommer ces gestes professionnels qui s’inscrivent dans la banalité du quotidien.

Ce quotidien banal, qui ne semble manifester aucun élément particulier, qui s’inscrit dans une norme stable, simple à appréhender, qui est identique pour le plus grand nombre des enfants… il n’y aurait donc rien de particulier à en faire ou à en dire ?

La banalité du quotidien…

Tous les enfants se lèvent, s’habillent, déjeunent, vont à l’école, s’amusent (ou pas), créent des amitiés, se disputent, sont tristes, fiers, jaloux, fatigués, éveillés, contrariés, contents, en colère et je pourrais continuer cette liste un bon moment. Il s’agit de ressentis, d’éléments, d’actions, d’émotions banales, d’actes de tous les jours qui nous semblent peu enclins à être relevés… sauf si la manifestation du comportement est un peu « trop » ou « pas assez » : trop fort, trop faible, trop silencieux ou trop bruyant, si cela ne dure pas assez longtemps ou au contraire trop longtemps… À ce moment, l’intérêt est là, on relève, informe, documente, analyse, émet des hypothèses et on prend des mesures. Ces activités ne sont plus banales, elles sortent du cadre, de la norme sociétale actuelle. Le travail pédagogique a toute son importance dans ces situations. Il est évident qu’il faut soutenir, relever, accompagner lorsque le quotidien devient trop compliqué, lorsque l’on sort du banal, pour les enfants, pour les familles et pour les équipes.

Les situations considérées comme extraordinaires, déroutantes, inconcevables font partie du travail pédagogique au sein des structures parascolaires, certes, mais à priori elles semblent rares. L’immense majorité du travail se trouve dans la banalité de tous les jours. Quelle chance et quelle complexité !

Le banal, l’ouverture aux possibles ! Prenons comme exemple ce petit déjeuner au sein d’une structure où une vingtaine d’enfants sont présents, ils jouent, mangent, discutent, c’est calme, rien ne se passe, une matinée des plus banales. Les enfants sont arrivés de bonne humeur, aucun pleur, aucune crise ne s’est produite. Les différents choix à opérer tels que « à côté de qui vais-je déjeuner, du pain, du toast, de la confiture ou du miel ? », « avec qui ai-je envie de jouer ou pas », etc. n’ont pas donné lieu à des disputes, remises à l’ordre ou autre intervention extraordinaire de la part des adultes présents. RAS dirait-on. Diraient-ils ?

La complexité de la situation banale

Mais regardons de plus près cette matinée si banale :
Marie est arrivée, a lancé son sac d’école dans un coin et est venue s’asseoir à table. L’organisation au sein de la structure veut que les sacs d’école se trouvent rangés dans les casiers spécifiques. Cela pour un tas de raisons : ils ne s’abiment pas, les autres ne marchent pas dessus, lorsqu’il faut partir à l’école on sait où chercher son sac, idem lorsqu’il s’agit de faire les devoirs. De plus, la visiteuse ou le visiteur inattendu·e trouvera le lieu joli, rangé et accueillant.

L’éducatrice ou l’éducateur qui assiste à la lancée du sac peut agir de différentes manières :
– Rappeler à Marie de poser son sac dans le casier, parce que c’est comme ça et que l’on agit ainsi pour toutes les raisons bien connues, cela parce que Marie lance son sac tous les matins et qu’un rappel à la règle suffit pour qu’elle le déplace.
– Fermer les yeux, remettre à plus tard le rappel de la règle, décider de prendre du temps pour échanger avec Marie, car elle est très soigneuse avec ses affaires, ne lance jamais rien.
Son action éducative va dépendre de comment elle connaît cette petite fille, ses habitudes, ses expressions, la qualité du lien entre elles, mais aussi le temps à disposition pour porter attention à cette situation, la dynamique du moment entre les autres enfants, etc…
Une matinée quelconque, un geste banal ou une situation complexe ? Est-ce que ce travail pédagogique serait extraordinaire, complexe, réfléchi ? Et cela même quand rien ne se passe, que tout semble évident ?

Le personnel des équipes éducatives se doit d’être attentif aux gestes, aux mouvements et aux expressions des enfants. Son travail consiste à créer un lien significatif avec chaque enfant, lien qui permet de connaître un tant soit peu l’enfant, comment il agit, ce qu’il est et ce qu’il n’est pas. Le travail relève du fait d’être à l’écoute des enfants, non seulement avec les oreilles en attrapant des paroles, mais aussi avec les yeux, les sens et le corps. Il s’agit de voir ce qui semble tellement anodin et simple.

Revenons à notre règle des sacs d’école. Elle est simple, claire et facile à respecter. Les sacs vont dans les casiers. De plus, lors d’un colloque, il a été décidé que les enfants ne venaient pas manger si les sacs n’étaient pas rangés au bon endroit. Ils devaient retourner ranger leur sac avant de s’asseoir à table. Une prescription, une règle, limpide et banale pensée pour une action simple.

La prescription est claire et mène à une action pédagogique indiscutable.

Le travail prescrit se trouve décrit dans différents documents tels que règlements, descriptifs de poste, cahier de charge, codes éthiques, lois, valeurs institutionnelles, etc. Cette vision circonscrite du travail se trouve opposée au travail réel, à savoir l’action telle qu’elle se déroule dans un contexte donné et qui est influencée par son environnement et les actions d’autrui. On observe alors que les prescriptions relatent uniquement les finalités vers lesquelles tendre, mais « ne disent rien, quant à ce qui est concrètement effectué et comment, dans une situation de travail » (Mezzena, 2011, p. 40). Le personnel éducatif ne peut donc pas simplement appliquer une règle, un acte prescrit, mais doit, et cela dans chaque situation, avoir recours à ses savoirs théoriques et à son intelligence pratique tels que décrit par Dejours : « La première caractéristique de cette intelligence pratique est, du point de vue psychique, d’être fondamentalement enracinée dans le corps. Nombre de trouvailles extraordinaires et des ajustements ordinaires dans l’organisation du travail et dans la prévention des incidents passant par la sollicitation des sens alertés par une situation ou un événement rompant l’habitude ou occasionnant de l’inconfort (ou du déplaisir) » (Dejours, 2016).

Prenons notre situation du matin, l’action pédagogique face au sac lancé est évidente et clairement prescrite. Cependant, l’éducatrice n’en fait rien. Elle n’intervient pas auprès de Marie en rappelant la règle et exige encore moins qu’elle range son sac. Elle attend qu’elle soit assise, se met à côté d’elle et demande comment elle va. Ses sens sont alertés par une situation rompant l’habitude, rompant les habitudes de Marie, elle a agi de manière inattendue, ce qui a eu comme effet que l’éducatrice a ajusté son travail (qui aurait dû être le fait de rappeler la règle et d’exiger le rangement du sac d’école).

Comme nous le dit Dejours : « Travailler est combler l’écart entre le prescrit et le réel. Or, ce qu’il faut mettre en œuvre pour combler cet écart ne peut pas être prévu à l’avance » (Dejours, 2016).

Le travail éducatif consiste essentiellement à aller à la rencontre de l’autre pour créer un lien, une relation éducative. C’est ce lien qui permettra de soutenir et d’accompagner l’enfant accueilli. Créer un lien significatif avec chaque enfant est une démarche complexe et pour laquelle aucune technique à suivre ou à appliquer ne peut être utilisée. Un engagement authentique et personnel est requis, qui pourtant est également le fruit d’une réflexion professionnelle, d’un positionnement acquis par la formation et l’expérience.

Le doute face aux certitudes, l’absence de « livre de recettes » pour faire juste me paraissent être les fondements du travail éducatif, tout comme les connaissances du développement de l’enfant, des fonctionnements du groupe et l’importance de la communication. Il est bien plus simple et sécure d’appliquer une règle. Personne ne peut reprocher quoi que ce soit lorsqu’il a été fait ce qui a été décidé et écrit. Adapter son action pédagogique, interroger les certitudes est dangereux, mais ô combien nécessaire au sein de ce travail en collectivité d’enfants.

Le fait d’être en « alerte » pour entendre, voir et comprendre est indispensable pour maintenir le lien créé, pour construire ensemble. Oui, cette profession est :

« Une pratique sans geste spécifique et sans matérialité susceptible d’orienter de manière univoque la perception et la compréhension qu’on peut en avoir. […] Dans un internat par exemple, les activités des éducateurs correspondent pour la plupart à celles plus ou moins informelles qu’assument un père ou une mère : il s’agit d’accompagner des personnes, du lever au coucher, dans les différents moments de la vie quotidienne » (Coquoz et Knüsel, 2004, pp. 14-15).

Une pratique qui ressemble à la vie de tous les jours. Revenons à Marie : elle a découvert aujourd’hui que l’adulte était présent et attentif. Elle a découvert qu’elle n’était pas traitée comme si elle était interchangeable avec les autres enfants, que les règles étaient importantes, mais que les personnes l’étaient davantage ; elle a vu qu’elle valait la peine d’être entendue. Ce moment d’échange a peut-être été une expérience significative pour Marie, une expérience qui lui permettra d’appréhender la suite de la journée de manière positive et plus largement de construire son estime de soi. Pourtant, rien d’extraordinaire ne s’est produit, si ce n’est qu’une éducatrice a su douter de l’efficacité et du sens de la règle prescrite, a pu prendre en compte la singularité de Marie, s’est permise de questionner le cadre établi, s’est positionnée face à la valeur du respect du matériel et des règles et a simplement… travaillé.

Claudia Mühlebach, Éducatrice de l’enfance, cheffe du domaine parascolaire

 

 

Références :

Accueil de l’enfance : promenade réflexive au cœur d’un métier, Lausanne : CREDE, 2022

Coquoz, J., Knüsel, R. (2004), L’insaisissable pratique ; travail éducatif auprès de personnes souffrant de handicap, Lausanne : EESP

Dejours, C. (2016), Intelligence pratique et sagesse pratique : deux dimensions du travail réel. Situation de travail, Paris : PUF

Mezzena, S. (2011), L’expérience du stagiaire en travail social : le point de vue situé de l’activité, In : Pensées plurielles, no 26